cadrage: dossier david cronenberg 2005
cadrage: dossier david cronenberg 2005
dossier
sept
2005
je
est un autre,
les transmutations dans l'oeuvre de david cronenberg
par stéphanie dast, académie de paris
en 2000, david cronenberg, analysant son œuvre, déclarait
: « j’ai peu à peu pris conscience que, pour
moi, le corps est synonyme de vie humaine (1). c’est pourquoi
je traite le corps dans mes images et dans mes récits également.
je m’intéresse aussi à la transformation, mais
pas au sens abstrait, spirituel. en tout cas pas au début.
je la traite physiquement » (2). effectivement, depuis stereo
(1969), son premier long métrage (inédit en france),
jusqu’à sa dernière réalisation, spider
(2002), cronenberg ne cesse d’exposer et d’explorer
le corps humain à l’écran, de le soumettre à
toutes sortes de distorsion, de métamorphoses et de mutations.
envisager le corps et ses transformations sous leur aspect physique
et non spirituel, comme le cinéaste le dit lui-même,
c’est d’abord poser un regard clinique sur les personnages
mis en scène. on ne s’étonne donc pas de voir
ressurgir, dans presque chacun de ses films, les univers scientifique
en général, et médical en particulier. le corps
cronenbergien est avant tout objet d’étude biologique
et, en tant que tel, régulièrement plongé dans
des espaces hospitaliers aux attributs conventionnels (blouses blanches,
masques de chirurgiens, tables / fauteuils d’examen, seringues,
éprouvettes, etc.). la scène récurrente de
l’opération chirurgicale autorise même la caméra
à nous plonger dans le secret des entrailles humaines : ce
sont les corps autopsiés dans faux-semblants (3) (poupées-mannequins
des jeunes frères mantle ou plus tard cadavres à la
faculté de médecine), les abdomens et les matrices
incisés pour être soignés (femmes stériles
dans le même film, jeune fille accidentée dans rage
) (4) ou aseptisés post-mortem (premières scènes
de frisson )(5). au bloc opératoire, la part cachée
de l’enveloppe charnelle peut ainsi être exhibée,
visuellement (gros plans sur des organes sanguinolents) et/ou auditivement
(bruits visqueux des viscères manipulés et entaillés).
les planches anatomiques d’écorchés qui défilent
au générique de faux-semblants traduisent clairement
cette volonté de fouiller la chair.
au royaume de la médecine, les pathologies peuvent naturellement
être multiples. à l’évidence, ce n’est
pas le corps sain et bien portant qui intéresse cronenberg
: la maladie et toutes sortes de traumatismes affectent les personnages
principaux de ses films, au point de mettre en péril l’intégrité
de leur organisme. la transe épileptique (scanners) et ses
manifestations spectaculaires (saignements de nez, nausées,
malaises, yeux révulsés, convulsions, bave aux lèvres…)
marquent une perte de contrôle de la mécanique du corps,
qui se détraque comme sous l’effet de décharges
électriques quand il passe sous la domination « mentale
» du scanner. l’accident (de voiture, de moto ou autre)
modifie à jamais le physique de la victime, qui se retrouve
balafrée, mutilée, amputée, morcelée
(dans crash, bien sûr, mais aussi dans rage et dead zone )(6)
ou même paralysée (johnny smith dans son fauteuil roulant,
ted pikul privé de l’usage de ses jambes dans existenz).
à ces corps déglingués, infirmes, il faut des
prothèses, susbstituts des membres défaillants ou
disparus (béquilles de johnny smith et de james ballard,
prothèse orthopédique articulée de gabrielle
— la femme-machine de crash — ou, plus inattendu, dans
scanners, le dessin d’un œil pour recouvrir le trou que
darryl revok, dans accès démentiel d’auto-mutilation,
s’est lui-même percé dans le front). les infections
et les virus, fulgurants dans leur mode de propagation, menacent
aussi dangereusement le corps humain, apparemment si vulnérable
: c’est par exemple la rage dans le film éponyme, ou
plus tard les pods « malades » de existenz, dont pikull
craint qu’ils ne contaminent tout son organisme et n’atteignent
son encéphale. l’irruption de symptômes alerte
sur le dysfonctionnement du corps et annonce une dégénérescence
presque à coup sûr inexorable dans l’univers
pessimiste du réalisateur canadien : les visions prémonitoires
de johnny smith s’accentuent avec le temps et affaiblissent
progressivement son cerveau torturé par les migraines : «
cette chose est en train de vous ôter la vie », constate,
impuissant, le dr weizac. de la même manière, le signal
videodrome engendre une tumeur du cerveau chez son spectateur, excroissance
qui produit et contrôle des hallucinations mais provoque aussi
la mort du professeur o’blivion. de manière assez semblable,
la téléportation ratée de seth brundle (la
mouche )(7) déclenche dans son organisme « une sorte
de cancer » : alarmé par des manifestations visuellement
impressionnantes (ses ongles s’arrachent, son visage devient
hideux, couvert de pustules répugnantes, et il ne peut plus
se déplacer qu’à l’aide de deux cannes),
le héros comprend que son corps va se désintégrer
progressivement, « d’une façon inédite,
et [que] ce sera fini ». dans ce film, cronenberg ne se contente
pas de simplement suggérer la désagrégation
du corps, en accumulant les prises de vue où celui-ci est
perçu dans ses parties et non dans son intégralité
— comme, par exemple, deux ans plus tard dans faux-semblants
— : le genre de la science-fiction nécessite de filmer
dans toute son horreur et au sens propre la lente dislocation corporelle
de brundle, dont les organes humains (qu’il conserve dans
des pots comme des « vestiges archéologiques »)
se détachent les uns après les autres.
de fait, chaque fois que la chair s’expose à grand
renfort d’effets spéciaux, que l’intérieur
du corps (fluides et liquides divers, viscères, organes)
se répand à l’extérieur, c’est
au film de genre que l’on songe, un mélange de «
gore pictures », de fantastique et de science-fiction auquel,
notons-le bien, on a trop souvent réduit les productions
de cronenberg. certes, les œuvres des années 70, frisson
et rage en tête, reprennent la plupart des clichés
du film d’épouvante et on ne compte pas les scènes
sanguinolentes dans lesquelles, c’est le moins que l’on
puisse dire, le corps des personnages est mis à rude épreuve
! moins systématiques et surtout plus riches de sens, ces
topoï de la violence sanglante essaiment en fait toute la filmographie
du réalisateur. ce sont, pêle-mêle, le suicide
de frank dodd, qui s’enfonce une paire de ciseaux dans la
gorge (dead zone) ; l’alimentation de « brundle-mouche
», qui vomit un enzyme digestif sur sa nourriture avant de
l’ingurgiter ; les combats entre les créatures mi-machines
à écrire, mi-blattes, dans le festin nu (8) ou encore
les meurtres des scanners commis par la seule force de leur pensée
: crânes qui explosent, corps projetés, auto-combustion,
le tout accompagné d’une gamme très étendue
de bruitages (hydatismes, gargouillis, glougloutements ou battements
de cœur) qui rendent palpables l’organique, et donnent
tout son sens à l’expression de matière vivante
. (9)
science et médecine sont pourtant d’ordinaire
gages de sérieux et de rationalité. pour que les débordements
outranciers que nous venons de parcourir soient possibles, si ce
n’est plausibles, il faut y adjoindre deux autres ingrédients
conventionnels du récit d’anticipation à dominante
terrifiante : le thème de l’expérience interdite
et l’univers de la psychiatrie, qui exige de convoquer les
fantasmes rebattus attachés à ce qu’on appelle
vulgairement la folie.
cronenberg dit s’intéresser d’abord aux mutations
physiques, mais il ne se prive pas de nous montrer les désordres
psychiques dont souffrent ses personnages — par ailleurs affectés
de métamorphoses corporelles. les figures de médecins
aliénistes ou apparentés sont donc largement représentées
: le dr holbein (frisson) est un spécialiste de psychopharmacologie,
le dr weizac fait des recherches dans le domaine du métapsychique
pour soulager les migraines de smith (dead zone), le professeur
ruth se présente comme un psychopharmacien « spécialisé
dans le traitement des scanners », le dr raglan met en application
dans son « soma institute » sa thérapie «
psychoplasmatique » (chromosome 3 ) (10) et les cobayes exposés
au programme « videodrome », qui ne retrouvent jamais
leur état normal, ont besoin d’un soutien psychiatrique
intensif. dans de telles conditions, toute la panoplie de l’aliénation
mentale peut être convoquée (11), avec une insistance
particulière sur les dégâts corporels que génèrent
les psychoses. ce sont alors des corps habillés de pyjamas
et ligotés à un lit (scanners) ou bien maîtrisés
avec difficulté par les fameux « hommes en blanc »
quand les crises de démence entraînent une violence
inouïe (scène d’asile dans spider, où terrence
brise des vitres à mains nues ; attaque de la psychiatre
par le scanner darryl revok au cours d’un entretien filmé
en cellule spéciale, puis photos de benjamin pierce, autre
scanner, dans sa prison pour criminels aliénés ; dans
rage, visage fou furieux du dr keloid, entrevu, bave aux lèvres,
derrière la vitre grillagée de la fourgonnette qui
l’emmène en détention). en regard du corps qui
se déchaîne, comme possédé, on observe
aussi la prostration, posture traditionnellement évocatrice
de troubles psychiatriques : balancement d’avant en arrière
de beverly mantle et répétition obsessionnelle du
prénom de son frère dans les scènes finales
de faux-semblants ; repliement fœtal de spider, nu et immobile
dans sa baignoire ; mouvements à la fois incoordonnés
et figés du même personnage psychotique quand une angoisse
trop intolérable l’envahit (manifestation de ce que
la psychanalyse appelle les stéréotypies motrices
des schizophrènes).
que cette perte de la raison affecte le savant
lui-même ou le cobaye victime bien malgré lui d’une
mutation corporelle, elle intervient le plus souvent dans le cadre
de recherches scientifiques menées dans une certaine illégalité.
parce qu’ils sont persuadés de faire avancer le progrès,
des hommes de science (ou se croyant tels) mènent des expériences
clandestines sur le corps humain, dans des conditions d’hygiène
souvent très douteuses, voire dans l’insalubrité
la plus totale et la plus répugnante (12). mais comme la
loi du genre l’impose, la transgression de l’interdit
est punie et il en résulte toujours une catastrophe, une
forme ou une autre de déliquescence qui s’achève
on ne peut plus mal (en général, abolition du corps,
par la mort ou tout autre équivalent symbolique). dès
les premières séquences de frisson, le désastre
est programmé : improvisant une salle d’opération
au beau milieu d’une salle à manger, le dr holbein
éviscère la jeune fille qu’il vient d’assassiner
avant de se suicider, autrement dit le créateur, dans un
geste désespéré, tente de supprimer (en vain)
sa créature mutante, qui échappe à son contrôle
et menace de contaminer la ville. où qu’il soit situé
dans l’histoire racontée à l’écran,
arrive toujours un moment où l’expérience dérape
(13). il faut dire qu’à l’origine des grands
projets censés « changer la face du monde et la vie
des hommes » (ce sont les mots de brundle dans la mouche,
quand il parle de ses propres recherches sur la téléportation),
on trouve généralement une figure, traditionnelle
elle aussi, celle du savant maudit, de l’expérimentateur
un peu (voire complètement) fou. le dr raglan prétend
ainsi soigner les névroses de ses patients en leur faisant
extérioriser leur haine au sens le plus charnel du terme
puisque ces derniers développent des excroissances corporelles
visibles lors des séances de thérapies (chromosome
3). holbein, dont on a vu l’échec, ambitionnait de
parasiter l’homme avec un combiné entre un aphrodisiaque
et une maladie vénérienne qui « transformerait
le monde en une démentielle orgie » (14). le dr keloid
crée des bandes de greffes neutres capables de transmutation,
un genre de tissu apte à prendre la forme de n’importe
quelle partie du corps humain (rage). revok, administre aux femmes
enceintes l’ephemerol (invention malencontreuse du dr ruth)
pour multiplier la race nouvelle des scanners. le professeur o’blivion
crée videodrome car c’est pour lui « le volet
suivant de l’évolution de l’homme en tant qu’animal
technologique ». enfin, vaughan met les corps en danger dans
des expériences de « car crash » car son grand
projet est le « remodelage du corps humain par la technologie
moderne ».
avec de telles ambitions quant à l’avenir
de l’humanité, nos créateurs baignent dans une
aura mystique susceptible de tourner à la malédiction
quand l’expérience déraille : allégra
geller, « grande prêtresse » du game-pod, se révèle
être aussi la « démone » à abattre
(existenz). d’abord apparu comme un sauveur aux yeux de vale,
paul ruth (scanners) s’avère finalement être
le père responsable de sa monstruosité (les costumes
noirs du professeur, atypiques pour un représentant du corps
médical, annonçaient déjà une figure
inversée du bon médecin qui soigne et sauve). les
expériences des jumeaux dans faux-semblants prennent, quant
à elles, une coloration franchement satanique : l’instrument
inventé par beverly et terminé par une diabolique
griffe de métal apparaît de façon insistante
tout au long du film, de même que la couleur rouge, curieusement
portée par tous les membres de la clinique privée
des deux frères. la scène dans laquelle on voit beverly
revêtir ses vêtements stériles avant d’entrer
en salle d’opération est tout à fait révélatrice
de ce point de vue : la cérémonie se pare d’un
caractère sacré (les assistants habillent solennellement
celui qui va officier) non dénué d’ambiguïté.
le prestigieux gynécologue évoque un cardinal révéré
par ses dévoués serviteurs qui lui passent sa robe
de pourpre, ou, avec ses bras en croix et son regard perdu vers
un ailleurs ineffable, une figure christique. mais il incarne aussi
une sorte d’antéchrist, effrayant sorcier de la science,
chirurgien toxicomane complètement drogué au moment
de rivaliser avec dieu en rendant fertile une femme que le créateur
avait condamnée à la stérilité. déjà,
ce type de connotations religieuses abondaient dans le combat final
de scanners, au manichéisme plus grossier cependant, dans
le sens où deux personnages distincts y incarnaient le bien
et le mal. là, ruisselant de sang et contemplant l’invisible
de ses yeux crevés, ses paumes stigmatisées tournées
vers les cieux, c’était vale qui endossait le rôle
de martyr sublime pour subir l’épreuve ultime de la
transfiguration par le feu purificateur .(15)
archange maudit, prométhée ou pygmalion,
le héros cronenbergien, dès lors qu’il manipule
le vivant, le récrée, ou le métamorphose, se
prend pour dieu (« joue à artgod et deviens dieu !
» )(16) et s’expose au risque d’un terrible châtiment
divin. dans les séquences finales d’existenz se rejoue
la cène biblique. mais en lieu et place du christ expliquant
à ses apôtres le sens de l’eucharistie -—
changement de la substance du pain et du vin en la substance du
corps et du sang du christ, donc sainte transsubstantiation —
nous voyons nourish, concepteur d’existenz, prêcher
la bonne parole aux douze joueurs qui viennent d’incarner
d’autres individus qu’eux-mêmes, tout en restant
les mêmes. c’est bien cependant une dernière
communion avec ses fidèles, puisque le plus grand créateur
de jeu (donc de mondes semblables à celui qu’a bâti
dieu) doit ensuite être puni « pour avoir le mieux contrefait
la réalité » (17). ce défi lancé
au créateur de toutes choses, nous le retrouvons chez seth
brundle, qui se met au monde lui-même une seconde fois par
la téléportation et affirme avoir le pouvoir de sculpter
des corps en les « décomposant pour les réassembler
». revok, lui, le scanner maléfique, veut détruire
la société qui l’a créé, et former
une nouvelle génération de scanners « à
son image ».
si revok désire mettre le « monde
des normaux » à genoux, c’est que les corps transmués
par la science ou par la malchance sont inévitablement monstrueux.
les scanners sont des « bizarreries télépathiques
», des « accidents de la nature », de même
que smith (dead zone), avec son don de double vue, est un phénomène
de foire coupé du reste de la population. les jumeaux (faux-semblants),
visiblement à l’écart de leurs semblables dès
l’enfance, se voient eux-mêmes comme des créatures
siamoises (d’où leur intérêt pour la trifidée
tubaire, la mutante gynécologique qu’est claire niveau).
à l’opposé des êtres atrophiés
que nous évoquions plus haut, se rencontre toute une série
de créatures aux organes hypertrophiés (protubérances
utérines de nola dans chromosome 3 ; organe-couteau sur l’abdomen
de rose, monstre vampirique, dans rage ; apparition d’un nouvel
organe cérébral chez celui qui est soumis au signal
de videodrome ou encore surdéveloppement de l’orifice
anal dans l’histoire du « type qui avait appris à
parler à son cul » )(18). il n’est pas utile
de démontrer que les films du réalisateur ontarien
regorgent de créatures hybrides. retenons plutôt que,
dans la tératologie cronenbergienne, contrairement à
ce que l’on voit dans les films classiques de « monstres
» comme alien, il est toujours question de l’humain
(19) et voyons surtout de quelle manière le corps est apte
à se métamorphoser.
la chair est tout d’abord susceptible de
fusionner avec un élément extérieur qui lui
est a priori étranger, comme la machine. vale est ainsi capable
de scanner un ordinateur comme il scanne les êtres humains.
à l’inverse, max, sous l’emprise du programme
videodrome, n’est plus qu’un magnétoscope vivant,
lecteur des cassettes qu’on lui glisse dans le ventre, et
devient finalement « la parole vidéo faite chair ».
son bras subit lui aussi une métamorphose étonnante,
terminé qu’il est par une main-pistolet (20). ces transmutations
ne sont pas sans évoquer les machines-organes qui, si l’on
en croit les descriptions de bruno bettelheim, peuplent la vie du
schizophrène (21). a côté de ces corps-machines
existent aussi des machines-corps, machines-chair, tels les bio-pods
d’existenz, consoles de jeu en « méta-chair »,
bourrées d’adn de synthèse et reliées
aux êtres humains par des « ombi-câbles »,
ou bien les machines à écrire-cancrelats du festin
nu et leurs avatars (clark-nova-mugwump, moudjahiddine-centipède
fornicateur) ou encore le matériel audiovisuel dans videodrome
(cassettes qui s’animent et respirent, téléviseur
aux veines apparentes, au souffle audible, qui déverse des
boyaux sanglants dans l’explosion finale). on notera que cette
fusion de la chair vivante avec une matière étrangère
s’effectue bien souvent dans la violence : en témoigne
la brutalité de la scène dans laquelle le ventre de
max se déchire pour absorber un revolver (videodrome) ; bien
plus, la forme de vulve de ce monstrueux orifice abdominal alliée
à celle du pistolet, phallique, nous rappellent que ce type
de métamorphose prend fréquemment l’apparence
de la torture et du viol. c’est le même mécanisme
qui est à l’œuvre lorsque pikul, dans une posture
de soumission sexuelle assez explicite, se fait percer le bas du
dos par gas pour y implanter un bioport (existenz) ou quand les
porteurs du parasite dans frisson agressent sexuellement les non-contaminés
pour leur transmettre la bête immonde, par voie buccale ou
génitale. dans ce dernier exemple, cependant, ce n’est
plus de la matière inorganique qui s’amalgame au corps,
mais une créature animale primaire. il est vrai que l’homme
cronenbergien, souvent, fait la bête. ou plus exactement,
on le réduit à un état d’animalité,
notamment en le pourchassant comme du gibier à abattre. c’est
pourquoi le thème de la traque court dans toute la filmographie
du cinéaste, de frisson, qui nous raconte la fuite et le
combat désespérés de st-luc pour échapper
à une contagion inéluctable, jusqu’à
existenz jeu où, comme elle le dit elle-même, «
la chasse à l’allegra est ouverte » (22). mais
le corps humain n’est pas uniquement animalisé par
le regard porté sur lui. il subit également des métamorphoses
physiques qui le rapprochent d’un état bestial : dans
la longue suite d’hallucinations (pour ne pas dire de parasitoses
hallucinatoires) qu’est le festin nu, joan est la femme-cloporte,
qui se shoote à la poudre anti-cafards et affirme en tirer
« un effet kafka ». un autre personnage féminin,
rose (rage), devient, après son opération, une bête
sanguinaire, incapable de lutter contre ses pulsions meurtrières,
même face à un être cher. envahi, submergé
puis littéralement dominé par des instincts primaires,
seth brundle l’est tout autant après sa fusion génético-moléculaire
avec une mouche : créature hybride dans un premier temps
(« je ne suis plus seth brundle. je suis le croisement de
brundle et de la mouche. »), il achève sa mutation
animale dans les dernières images du film (« je suis
un insecte qui a rêvé qu’il était un homme
[…] ; mais le rêve est terminé et l’insecte
s’est réveillé »), avant de subir une
dernière métamorphose, résultat de la fusion
de « brundlemouche » avec une machine, son invention,
le télépode.
avec cette expérience finale, l’objectif
de brundle était de former une « famille idéale
de trois personnes dans le même corps », de fondre trois
corps en un (le sien — déjà hybridé —,
celui de véronica et celui de l’enfant qu’elle
porte), dans le but de retrouver un peu de son humanité («
aide-moi à être humain », supplie-t-il) (23).
on vient de voir quel désastre en découle et force
est de constater que, d’une manière générale,
les transmutations par fusion des corps entre eux sont plutôt
tératogènes. à l’origine, un phénomène
naturel pourtant, celui de la gestation et de la vie intra-utérine.
mais cette fusion primaire, celle de l’enfant et de sa mère,
est corrompue dès le départ dans nos films, puisqu’elle
entre dans la construction de névroses (les jumeaux mantle),
voire de psychoses (spider tient son surnom de sa fascination pour
l’histoire de l’araignée femelle, racontée
par sa mère )(24). les scènes d’accouchement
sont, elles, franchement horrifiantes, dans chromosome 3 (nola déchire
de ses dents l’excroissance sacciforme qui contient la créature
monstrueuse que sa haine a enfantée) comme dans la mouche,
où véronica rêve qu’elle met au monde
une larve de mouche géante. ce personnage vit d’ailleurs
la gestation comme une forme de parasitage — ce que la médecine
corrobore d’une certaine manière (25) — : «
je n’en veux plus dans mon corps », répète-t-elle
à plusieurs reprises, révulsée et terrorisée
à l’idée d’une symbiose entre sa chair
et celle d’un être qu’elle suppose difforme. de
fait, le parasite de frisson, que l’on voit courir sous l’abdomen
de ses hôtes, provoque des symptômes tout à fait
similaires à ceux de la grossesse (26). c’est encore
la vie intra-utérine qui est à l’origine de
l’osmose gémellaire : les corps parfaitement identiques
de beverly et d’elliot mantle fonctionnent comme s’ils
étaient liés physiologiquement l’un à
l’autre. leur fascination pour les tératopages finit
d’ailleurs par tourner au délire, à la croyance
démentielle en une interdépendance physique et psychique
entre eux, qui justifie l’opération finale de «
séparation des frères siamois ». des films fantastiques
comme scanners ou existenz exploitent ce rêve (27) de communion
totale des corps et des esprits. les adeptes de réalité
virtuelle, pour jouer, se branchent sur leurs machines avec des
câbles enfoncés dans leur moelle épinière.
ainsi, ils dépendent totalement les uns des autres, ne forment
plus qu’une seule créature, et sont à même
d’éprouver ce que le joueur d’à côté
ressent (quand allegra se fait tirer dessus, les douze autres joueurs
réagissent à l’impact de la balle dans leur
propre épaule). quant à la télépathie
pratiquée par les scanners, elle correspond à la «
connexion de deux systèmes nerveux séparés
dans l’espace ». la séance durant laquelle la
société secrète des scanners fugitifs, tous
assis en rond dans la même pièce, communie par la pensée,
vise au même but : « ne plus faire qu’un »,
« abandonner sa volonté à celle du groupe ».
et le massacre qui suit révèle, ici également,
la symbiose complète des corps : « maintenant, je sais
ce qu’on ressent en mourant », explique kim, restée
en « connexion » avec ceux qui ont été
abattus.
il est donc possible, dans l’univers de
cronenberg, d’être à la fois soi-même et
un autre. « sensation schizophrénique » jouissive
au dire d’allegra geller, mais plus souvent vécue comme
un traumatisme par les personnages maintenus dans un état
transitoire, entre deux incarnations, deux identités, deux
images de leur corps.
comme dans le jeu de rôles (28) ou dans
le jeu d’acteur (on ne sait jamais qui est claire niveau,
affirme beverly mantle, car c’est une actrice donc elle «
joue tout le temps »), on peut faire semblant d’être
un autre au point d’y croire et d’y faire croire autrui.
dans ses spectacles de collisions automobiles réalisées
sans trucage ni protection, vaughan (crash), acteur d’un genre
très particulier, est le mécano de james dean. dans
ses fantasmes, james ballard, lui, se prend pour vaughan (il met
symboliquement sa main sur l’empreinte laissée par
celle du cascadeur sur la cuisse de sa femme et jouit à travers
cet autre, comme dans les multiples scènes de voyeurisme).
animé d’intentions psychothérapeutiques, le
dr raglan incarne le père de mike, la mère de nola,
ou encore l’institutrice de candice pour amener ses patients
à lui exprimer leur haine. beverly et elliot, dans faux-semblants,
se font passer l’un pour l’autre, mais jouent aussi
les célèbres frères siamois chang et eng bunker.
« je suis toi et tu es moi », c’est le refrain
magique et incantatoire des deux gynécologues, même
si elliot est clairement le jumeau dominant. on le voit notamment
dans cette scène où il propose aux call-girls jumelles
qui lui sont gracieusement offertes de se faire appeler elliot par
l’une et beverly par l’autre. la formule ésotérique
du couple gémellaire se voit ainsi pervertie, dès
lors qu’elle devient « je suis toi et moi tout à
la fois » (29). frères fusionnels et rivaux en même
temps, revok et dale, les deux scanners originels, connaissent les
mêmes troubles de l’identité que les jumeaux
: « c’est moi ? », demande vale en voyant pour
la première fois revok. « c’est votre ennemi
», lui répond le dr ruth. et le combat final du film
est bien une lutte pour être à la fois soi et l’autre,
comme l’attestent les paroles de revok : « je vais t’aspirer
le cerveau. ce que tu es deviendra moi. tu seras avec moi. »
difficile de dire lequel des deux « absorbe » finalement
l’autre, d’après les dernières images
du film : c’est la voix de vale qui répond à
kim, mais c’est du corps de revok qu’émanent
ces paroles, puisque celui de vale est totalement calciné.
point d’ambiguïté de ce type dans la métamorphose
du dr benway (le festin nu) : nulle ellipse ne nous empêche
de visualiser intégralement la transmutation du personnage
lorsqu’il quitte une enveloppe corporelle pour une autre.
retrouvant une voix mâle, il déchire sa peau de fadela
comme on retire une combinaison, et laisse choir cette chrysalide.
version grotesque de la métamorphose finale de brundlemouche
(dont la peau tombe en lambeaux, craque et explose quand surgissent
les pinces et la tête de l’insecte terrifiant), l’apparition
de benway sous la poupée gigogne de la « gouine-chef
» fadela fait penser à un numéro de transformiste
— transformiste assez doué pour avoir découvert
comment reproduire à la perfection la chair humaine —.
par le fait, l’extravagant docteur explique avoir autrefois
bricolé ce « costume » pour le premier ministre
d’annexie, qui adorait se mêler à la populace
en travesti.
le changement d’identité sexuelle
de benway est spectaculaire et caricatural parce qu’il trouve
sa justification dans le monde hallucinatoire de lee. moins extravagant,
mais beaucoup plus troublant est celui de m./melle song dans m.
butterfly, qui ne nécessite ni effets spéciaux, ni
recours à deux acteurs différents (30). par ses attitudes,
ses vêtements, sa coiffure, l’espion chinois parvient
à se fondre « dans la peau du personnage » qu’il
joue pour rené gallimard : « je fais de mon mieux pour
devenir quelqu’un d’autre », confie-t-il à
son agent de liaison. et il fusionne tellement bien avec la femme
idéale qu’il est censé incarner aux yeux du
vice-consul français que, une fois l’imposture révélée,
il persiste à vouloir être cette butterfly passionnément
aimée : « je suis ta butterfly. sous la robe, malgré
les artifices, ça a toujours été moi…
». créature au sexe ambigu, song liling se perd dans
son propre jeu de rôles : « je ne suis pas seulement
un homme », reconnaît-il. en effet, il est en même
temps la femme de gallimard, mais pas seulement : il revêt
en outre le rôle mythique de l’héroïne créée
par puccini, personnage qui cristallise la passion du diplomate
parisien. d’autres films de cronenberg abordent cette transformation
particulière qu’est le changement de sexe (31), mais
c’est asssurément avec m. butterfly que le travestissement
est à l’origine d’un enchevêtrement inextricable
des identités et des corps.
à la question « qui suis-je ? »,
maints personnages tentent donc de répondre avec angoisse.
il règne, dans l’univers du réalisateur, une
confusion quasi perpétuelle entre réalité et
virtualité, qui amène à douter de soi-même
et de sa propre incarnation. « c’est bien moi »,
constate pikul une fois plongé dans un monde fictif. et pourtant,
il est un autre, comme les badges qu’il porte successivement
sont censés le lui indiquer. aussi, tout en palpant un corps
qui semble être le sien, éprouve-t-il des pulsions
étrangères à sa personnalité, liées
en fait à son rôle dans le jeu (32). le paradoxe ne
s’arrête pas là : non seulement on se sent davantage
soi-même quand on est autre (« je suis enfin moi-même
», découvre brundle après son expérience
de téléportation, alors que l’adn de la mouche
est déjà mêlé au sien), mais de retour
dans le monde réel, on éprouve une véritable
sensation d’irréalité. il n’arrive pas
autre chose à lee : le festin nu contient davantage d’images
issues des hallucinations du héros que de la réalité.
le corps sous l’emprise de la drogue se fabrique un monde
artificiel que lee appelle, dans un renversement ironique, «
principe de réalité » (33). provoquée
par un dérangement du cerveau (substance chimique ou névrose),
la combinaison entre vérité et chimère entraîne
également des altérations dans la perception d’autrui
: « qui es-tu ? » fait écho à «
qui suis-je ? », dans les remémorations de spider (où
se mêlent les visages de sa mère et d’yvonne-la-traînée,
puis les deux précédents avec celui de mme wilkinson),
comme dans les visions de max (la secrétaire bridey se transforme
en nicki et nicki en masha) (34). cette perte de tout repère
est évidemment source d’angoisse : la dépersonnalisation
du moi psychique et du corps est vécue comme une aliénation,
dans tous les sens du terme. « je suis toujours moi, je suis
toujours rose », hurle la pauvre femme-vampire de rage, comme
pour s’en convaincre, tandis que les scanners, sans ephemerol,
se débattent comme des possédés pour rester
eux-mêmes, pour que leur corps demeure hermétique aux
pensées des autres. mais hélas, des gens « entiers
», « avec des bras, des jambes, des mains », violent
leur intimité (35). dans ses visions, johnny smith éprouve
la même sensation de dépossession : toucher le corps
d’autrui, c’est risquer d’entrer en symbiose avec
lui, de disparaître soudain soi-même pour tout voir
et tout éprouver de la vie de l’autre, y compris son
avenir. le moi du « voyant » est donc douloureusement
annihilé dans cette expérience : « c’est
comme si je mourais à l’intérieur. » cependant,
sa faiblesse est aussi une force : la « zone d’ombre
» présente dans certaines visions est le signe qu’il
a le pouvoir immense de modifier l’avenir. les scanners, eux,
ont la capacité surhumaine de faire faire à leurs
ennemis ce qu’ils veulent (y compris se suicider), en se glissant
littéralement dans leur corps, ou plutôt en se dédoublant
puisqu’ils restent eux-mêmes tout en imposant leur volonté
à un autre individu qu’ils manipulent comme une marionnette
(36). les bruitages sont alors chargés de suggérer
la paralysie et l’asservissement des pensées d’autrui
tandis que les fondus enchaînés d’un visage à
un autre traduisent l’ascendant pris sur le corps étranger.
(ré)incarnations et désincarnations
sont ainsi monnaie courante dans l’univers de cronenberg.
en entrant dans existenz, l’esprit du joueur quitte son enveloppe
corporelle (« où sont nos vrais corps ? », s’inquiète
pikul, qui se sent très vulnérable, « désincarné
») et son système nerveux adopte la configuration du
jeu (ce que le même personnage dit ressentir comme une espèce
de psychose). le mécanisme de la téléportation
fonctionne de la même manière : brundle, et avant lui
son babouin, est désintégré (désincarné)
et aussitôt réintégré (réincarné),
normalement sans changement de forme (37). dans le monde flottant
entre réalité et hallucinations du festin nu, bill
lee tue sa femme, joan lee, qui réapparaît ensuite
sous le nom et l’identité de joan frost, avant d’affronter
une mort identique à celle qu’elle a connue lors de
sa première incarnation. les scanners, quant à eux,
sont capables d’incarner n’importe quel être aux
yeux des humains dits normaux : « je suis ta mère »
est le message télépathique implicite que kim obrist
envoie à un agent de sécurité prêt à
l’abattre, et celui-ci de voir aussitôt sa maman et
de pleurnicher en s’excusant. on remarquera un processus similaire
dans la maladie mentale de spider qui voit sa mère en d’autres
femmes — le thème de ce film pourrait d’ailleurs
être « tu est une autre » — et se dédouble
lui-même pour regarder l’enfant qu’il était.
traumatismes et altérations du cerveau,
don de seconde vue, télépathie, psychoses, névroses…
il faut en convenir, les transmutations dans l’œuvre
de cronenberg, aussi impressionnantes soient-elles parfois, ne concernent
pas uniquement la part physique de l’être humain : l’esprit,
certains parleront même d’âme, entre singulièrement
en jeu dans les mésaventures polymorphes du corps. l’affirmation
du réalisateur que nous citions en exergue nous invite surtout
à voir ses films comme une discussion permanente de la distinction
cartésienne entre corps et esprit, distinction qui pose le
redoutable problème de l’unité dans l’individu.
l’antagonisme entre psyché et soma
est régulièrement souligné, et les métamorphoses
du corps correspondent en général à une victoire
du second sur la première. bien des personnages de savants
fous créés par cronenberg semblent, consciemment ou
pas, adhérer à l’étrange philosophie
du dr holbein (frisson), pour qui l’être humain est
un animal englué dans ses pensées, un être «
trop cérébral et pas assez viscéral »,
qui fait passer son intellect avant son corps et son instinct. parasite,
drogue, greffe ratée, programme vidéo ou fusion avec
une mouche excitent les instincts primaires de l’homme et
modifient les personnalités en même temps qu’ils
transforment le corps. le virus rabique dont rose est porteuse provoque
en apparence des crises de nymphomanie, qui correspondent en réalité
à des pulsions de meurtre irrépressibles. les scènes
où se mêlent violence et sexualité exacerbée
s’accumulent pareillement dans frisson (femmes nues tenues
en laisse et aboyant au milieu des corps qui luttent ou s’accouplent,
orgie dans la piscine…) et quand approche la fin du film,
la parole finit par être complètement abolie pour laisser
place aux cris et aux grognements. sexe, torture, meurtre et mutilation
constituent tout le programme videodrome, qui utilise le sadomasochisme
pour ses effets sur le système nerveux (il « ouvre
des récepteurs dans le cerveau et la moelle épinière
») (38). brundle, l’homme-animal, personnifie à
lui seul le dualisme du corps et de l’esprit. d’abord
pur intellectuel entièrement dévoué à
la science (il a failli avoir le nobel à 20 ans), il néglige
totalement son apparence corporelle (il porte toujours les mêmes
vêtements, qu’il possède en de multiples exemplaires,
« comme einstein », précise-t-il fièrement)
et avoue ne rien y connaître en matière de chair. initié
aux plaisirs des sens par véronica et biologiquement combiné
avec un insecte, il voit ensuite ses capacités physiques
décupler de jour en jour, en même temps que ses instincts
(agressivité, désirs sexuels, etc.) prennent le pas
sur sa raison. pourtant, et c’est là encore un paradoxe,
il se croit jusqu’au bout assez ingénieux pour créer
une sorte de surhomme (c’est le fameux « couple idéal
» à trois que nous évoquions plus haut) et affirme
que la possibilité de fusionner plusieurs êtres ensemble
permettra d’aller « au-delà de la chair ».
chez cronenberg, « qui veut faire l’ange fait la bête
», et les deux extrêmes se côtoient toujours.
les scanners en offrent une autre illustration, qui sont à
la fois des sous-hommes, déchets de la société,
loques à peine humaines quand ils sont livrés à
eux-mêmes (voir les premières scènes du film),
et des créatures supérieures, assez puissantes pour
maîtriser totalement n’importe quel individu par le
seul pouvoir de leur pensée. dans son dernier opus sorti
en france, spider, l’un des plus sobres sans doute de toute
sa filmographie, le cinéaste poursuit sans conteste sa réflexion
sur la difficile cohabitation du corps et de l’âme.
les checrcheurs fous, leurs expérimentations délirantes,
les monstres abjects ont certes disparu de l’écran,
et le héros ne fait pas la bête au sens où il
ne subit pas de régression animale à proprement parler.
pourtant, il fait/est l’idiot, le bête, l’attardé.
si régression il y a, c’est au stade infantile : on
le voit à plusieurs reprises appeler sa mère en sanglotant,
recroquevillé sur lui-même. ici aussi, la parole est
rare, voire inexistante (et c’est une des grandes réussites
de ce film), mais au lieu de céder la place au râle
bestial, elle est remplacée par les bégaiements et
les pleurs. c’est la raison pour laquelle spider est bien
l’infans, au sens étymologique du terme (« celui
qui ne parle pas »). aussi le corps de l’adulte n’est-il
qu’une enveloppe sans incarnation : seuls y sont enfermés
et noués les trauma psychiques de l’enfance, qui ont
arrêté l’histoire et le développement
de l’individu. voilà pourquoi cleg porte une multitude
de vêtements les uns sur les autres : « c’est
l’habit qui fait l’homme, explique à sa place
terrence. et moins il y a d’homme, plus il faut d’habits.
»
où se situe l’homme ? qu’est-ce
que la vie humaine ? ce sont de véritables interrogations
métaphysiques que suscite le thème (majeur) des transmutations
dans les films de cronenberg, « cinéaste philosophique
» comme on a pu l’écrire parfois (39), qui lui-même
reconnaît à l’origine de ses créations
une volonté de s’expliquer le monde, l’existence
et le potentiel humain. son œuvre, qui subtilement transfigure
un genre mineur, expose, dissèque et sonde le corps humain
pour mieux explorer le monde cérébral : « c’est
au corps qu’il faut aller pour vérifier toute chose.
[…] c’est vers le corps qu’il faut aller pour
connaître la vérité. d’une certaine façon,
je suppose que c’est cela que je fais dans mes films, tout
le temps » (40).
notes
(1) « the body is the first fact of human existence ».
(2) « the directors – david cronenberg », série
documentaire de l’american film institute’s, etats-unis,
2000. voir aussi dans david cronenberg : entretiens avec serge grünberg,
cahiers du cinéma, 2000, pp. 37-38 : « j’ai toujours
eu le sentiment que le corps humain est le fait majeur de l’existence
humaine ». rabid, 1976.
(3) dead ringers, 1988.
(4) rabid, 1976.
(5) the parasites murders / shivers, 1975.
(6) the dead zone, 1983.
(7) the fly, 1986.
(8) naked lunch, 1991.
(9) deux années plus tard, dans videodrome, le meurtre de
barry convex fait appel au même cliché « gore
» : le corps du personnage explose lui aussi littéralement,
laissant échapper de son ventre et de sa tête une sorte
d’amas grumeleux et visqueux dont les bruits répugnants
sont amplifiés par le micro tombé à ses côtés
quand il a été abattu.
(10) the brood, 1979.
(11) le générique de spider nous plonge d’emblée
dans cet univers de la psychiatrie, avec ses images abstraites (lézardes
de mur ? éclaboussures sur des feuilles de papier ?) où
se dessinent des taches qui évoquent le fameux test rorschach
utilisé en psychologie clinique et pathologique.
(12) voilà qui correspond encore à un cliché
du fantastique (voir le dr frankenstein et ses secrètes manipulations
nocturnes, à partir des cadavres volés dans des cimetières).
transposé dans l’univers de cronenberg, cela donne
le « labo » clandestin où harlan pirate des chaînes
de télévision (videodrome), l’usine désaffectée
qui sert de « gymnasium psychique » pour tester les
scanners, l’entrepôt vacant dont brundle a fait son
laboratoire et sa maison dans la mouche ou, plus infects et rebutants,
la fabrique de viande noire du festin nu et l’usine à
pod dans existenz, camouflée en élevage d’amphibiens
génétiquement modifiés.
(13) le dr keloid, en pleine opération, se jette sur le doigt
de son assistante et le tranche pour en sucer le sang (rage) ; de
même, beverly mantle, dont les instruments gynécologiques
pour mutantes sont déjà le signe d’un «
esprit dérangé », commet une première
bavure en plein bloc opératoire (faux-semblants) ; brundle,
parce qu’il est ivre au moment de l’expérience,
ne remarque pas la présence de la mouche dans la cabine de
téléportation et commet l’irréparable
; le génial concepteur du jeu « existenz » est
tué par des joueurs pour tout le mal qu’il a fait à
l’humanité en créant une réalité
virtuelle…
(14) autres formes de parasitage : les games-pods dans existenz,
qui utilisent le métabolisme du joueur comme source d’énergie
et menacent l’intégrité du corps lorsqu’ils
se faufilent intégralement dans le dos des individus.
(15) sur le mode mineur, smith (dead zone) est lui aussi un être
double : maudit et maléfique (il sème la mort sur
son passage : « vous êtes le diable. un envoyé
de l’enfer », lui dit la mère de dodd), il réactive
le mythe de cassandre ; mais on parle aussi de ses pouvoirs surnaturels
comme d’un don divin, et sa fin est bien celle d’un
martyr.
(16) slogan attaché au jeu justement nommé artgod,
conçu par la grande « prêtresse » allegra,
aux pieds de laquelle les « camés » de réalité
virtuelle se prosternent (existenz).
(17) déjà, le professeur o’blivion, «
prophète des médias », subjuguait les indigents
au sein de sa mission du rayon cathodique (videodrome).
(18) cette histoire, que cronenberg emprunte à burroughs,
est transposée visuellement avec le cloporte géant,
lui-même doté d’un anus parlant, situé
sur son dos (le festin nu). on se rappellera également le
bioport, dans existenz, orifice surnuméraire situé
dans le dos des joueurs.
(19) c’est ce que dit cronenberg lui-même : «
je ne pense pas qu’on puisse nous comparer [ridley scott et
moi], parce que je ne traite pas du non-humain. je parle toujours
d’humains… » (« quelque chose qui n’a
jamais existé » par charles tesson, entretien avec
david cronenberg, in cahiers du cinéma, n° 391, janvier
1987, p. 29.)
(20) dans un autre registre, les personnages de crash fantasment
et réalisent l’entremêlement de leur chair et
du métal.
(21) le schizophrène se vit traversé de machines.
on relira, dans la forteresse vide, l’analyse du cas du petit
joey, l’enfant-machine qui ne vit, ne mange, ne défèque,
ne respire ou ne dort qu’en se branchant sur des moteurs,
des carburateurs, des volants, des lampes et des circuits réels,
factices ou même imaginaires : « il devait établir
ces raccordements électriques imaginaires avant de pouvoir
manger, car seul le courant faisait fonctionner son appareil digestif.
il exécutait ce rituel avec une telle dextérité
qu’on devait regarder à deux fois pour s’assurer
qu’il n’y avait ni fil ni prise... » (bruno bettelheim,
la forteresse vide, paris, gallimard, « folio essais »,
1969, p. 445.) on sait par ailleurs l’intérêt
porté par cronenberg à cette psychose qu’est
la schizophrénie.
(22) dans rage, c’est la peur panique de l’épidémie
qui fait fuir la population devant les « enragés »
qui cherchent des proies humaines pour se nourrir de leur sang ;
mais ces derniers sont eux aussi traqués par les forces de
police, abattus « comme des chiens » dans les rues,
et leurs corps évacués dans des camions-poubelles
comme de vulgaires déchets. les premières images de
scanners montrent également un homme traqué (vale)
puis capturé comme un animal sauvage après qu’on
lui a tiré dessus une flèche contenant un tranquilisant.
le quotidien de l’organisation clandestine des scanners n’est
d’ailleurs qu’une continuelle lutte instinctive pour
leur survie (le costume de chasseurs des tueurs qui font irruption
chez benjamin pierce dit assez clairement qu’ils sont ravalés
au rang de l’animal). dans une moindre mesure, smith, dans
dead zone, est poursuivi par la presse et la curiosité malsaine
de la population envers la « bête curieuse » qu’il
représente. aussi doit-il mener une vie de reclus.
(23) le projet de brundle n’est pas sans évoquer les
ambitions du parti des liquéfactionnistes dans le festin
nu de burroughs : « … le programme de ce groupe comporte
un plan de fusion de tous les êtres vivants en un homme unique
grâce à un processus d’absorption protoplasmique.
» (w. burroughs, le festin nu, paris, gallimard, trad. par
éric kahane, 1964, p. 171.)
(24) l’araignée pond ses œufs, qui font comme
de petits sacs dans la toile qu’elle a tissée, puis
elle s’en va et meurt. elle a fait son travail et il ne lui
reste plus de soie. « elle est toute sèche et vide
».
(25) la gestation chez l’homme, comme chez tous les mammifères,
est « l’interrelation profonde [de] deux organismes
qui se développent l’un dans l’autre. l’un
puise son énergie dans l’autre, en en modifiant le
fonctionnement : le parasite parfait. » (jean-pierre schaaps
in science & vie, n°190 « les 9 premiers mois de la
vie », p. 18.)
(26) une scène nous montre nicholas tudor, allongé
sur son lit, le souffle haletant, qui grimace à chaque contraction
de son ventre, déformé par les mouvements de la créature
qu’il abrite et à laquelle le personnage finit par
parler !
(27) davantage un cauchemar, pour ce qui est des frères mantle,
qui ne retrouvent que dans la mort la position fœtale d’imbrication
de leurs corps l’un dans l’autre (c’est la dernière
image du film).
(28) jeu de rôle (existenz) où, ce n’est pas
un hasard, reviennent sans cesse les thèmes de l’espionnage
et de l’agent double (voire triple…). thèmes
également omniprésents dans scanners, videodrome,
m. butterfly et le festin nu.
(29) formule valable pour rené gallimard qui, avant son suicide,
finit par incarner lui-même son idéal féminin
en imitant m. song, qui lui-même imitait une femme qui jouait
le rôle de mme butterfly...
(30) on y retrouve néanmoins le spectacle de travesti, d’abord
dans sa version noble et traditionnelle à l’opéra
de pékin, puis, à la fin, sous une forme dévalorisée
et dévalorisante avec le numéro donné par gallimard
en prison, « le couronnement de [s]a carrière »,
comme il le dit lui-même ironiquement.
(31) dans crash, c’est seagrave qui se travestit : faux seins
et perruque aidant, il devient jane mansfeld, à laquelle
il s’identifie si bien qu’il réussit à
reproduire à l’identique sa mort accidentelle (décapitée,
la tête enchâssée dans le pare-brise de sa voiture).
nous avons vu que le corps de pikul (existenz) était féminisé
malgré lui par toutes les pénétrations symboliques
qu’il subissait. (même sa paralysie est un attribut
féminin : il est, lui dit-on, victime d’effets secondaires
similaires à ceux d’une péridurale, comme certaines
femmes quand elles accouchent !) dans videodrome, la fente sur le
ventre de max fonctionne comme un organe sexuel ; c’est pourquoi
les hommes peuvent lui susurrer : « je veux que tu t’ouvres,
max. ouvre-toi pour moi… », avant d’y enfoncer
un objet.
(32) sa bouche prononce des paroles sans que son cerveau ne l’ait
commandée. même chose pour des pulsions primaires comme
manger, tuer, avoir une relation sexuelle…
(33) la confusion atteint son paroxysme lorsque lee, qui s’enfonce
dans la drogue et les visions, appelle au secours son ami : «
je me shoote une drogue qui n’existe pas. j’essaie d’arrêter
mais j’ai peur des effets de manque. »
(34) « votre réalité est déjà
à moitié une hallucination, explique o’blivion
à ce dernier. si vous ne faites pas attention, elle deviendra
une hallucination totale. »
(35) le trouble est tel chez un scanner comme pierce que, à
l’affirmation de vale « je suis l’un de vous »
(sous-entendu, je suis moi aussi un scanner), il répond d’un
air égaré : « vous êtes l’un de
moi… ? ».
(36) voir les similitudes avec les ambitions des émissionnistes
chez burroughs — à rapprocher également de videodrome
— : « le prolongement logique de la recherche encéphalographique
est le biocontrôle, c’est-à-dire la domination
des mouvements physiques, des processus mentaux, des réactions
émotionnelles et des impressions sensorielles apparentes
au moyen de signaux bioélectriques diffusés dans le
système nerveux du sujet », par un récepteur
radio greffé dans son cerveau, prototype du contrôle
télépathique. (w. burroughs, op. cit., p. 187.)
(37) après avoir pris la mesure des dommages créés
à son corps par cette téléportation ratée,
brundle voit dans la paternité une forme possible de réincarnation
: « pourquoi voulais-tu tuer brundle ? demande-t-il à
véronica après sa tentative d’avortement. le
bébé est peut-être tout ce qui reste de moi.
ne me tue pas ! »
(38) ainsi max n’est-il plus qu’un corps sans volonté
propre, qui exécute les programmes meurtriers que lui introduisent
dans le ventre convex puis bianca ; son corps est comme désolidarisé
de son esprit. harlan, dans une scène où il est en
train de fermer un carton, lui dit d’ailleurs ironiquement
: « j’ai ta tête dans cette boîte ».
(39) voir l’article de william beard, au titre évocateur
: « l’esprit viscéral : les films majeurs de
cronenberg », in l’horreur intérieure : les films
de david cronenberg, ouvrage collectif sous la direction de piers
handling et pierre véronneau, editions du cerf, paris, 1990,
p. 61.
(40) david cronenberg : entretiens avec serge grünberg, éd.
citée, p. 73.
détail photographie (médaillon): metropolitan filmexport
copyright
stéphanie
dast, cadrage septembre 2005
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2006. site légal déposé au cnil sous le numéro
1014575
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